Salut à toi, Ô Lecteur mon ami !
Le monde d’après, c’est demain. Lundi 11 mai 2020.
On devrait s’en réjouir, mais je n’y arrive pas.
Le gel, les masques, les marquages au sol, les mesures de désinfection, le circuit dans la librairie, les protocoles, les affichages, tout est prêt.
On va pouvoir t’accueillir au mieux étant donné les circonstances.
Mais de toi à moi, Ô Lecteur mon ami, tout cela me laisse un goût amer.
J’ai compris durant ces deux mois, que mon métier que j’aimais tant, n’était pas indispensable.
Dans ma folle jeunesse, j’avais envisagé l’enseignement, pour faire comme môman, j’ai rêvé du Droit, de la Justice, pour être une sorte de super-héros de la République Française, mais j’étais beaucoup trop fêtard et dilettante pour y parvenir…
J’ai fait libraire.
Et plus les années passaient, plus je me sentais courageux, travailleur, sérieux, impliqué.
J’avais trouvé ma voie.
Il y a dix ans, Bénédicte et moi, avions justifié l’ouverture de la librairie Eureka Street à Caen en proposant une nouvelle (à l’époque) manière de proposer les livres : chaleur humaine, programme de rencontres littéraires, salon de thé, convivialité et proximité avec les lecteurs renforcée par des soirées interactives, par la présence du Camion-Livre sur les marchés, dans les collèges, à la prison.
Tout pour changer l’image de la librairie-cathédrale des lettres, silencieuse et compassée, élitiste et méprisante, grise et poussiéreuse.
On voulait du bruit, des éclats de rire, de la couleur, de la générosité.
Aujourd’hui, le port de la blouse est remis au goût du jour. Celui du masque, de la visière aussi.
L’éloignement est vivement conseillé, les rencontres sont fortement interdites.
Le rire à pleine gorge produit des postillons au risque létal.
Chez Eureka Street, on n’arrête jamais de se remettre en cause :
on bouge, on déménage, on tente des trucs.
On a un instinct de survie plutôt développé !
Mais comment sourire derrière un masque ?
Dans les rayons des Monoprix, des Intermarchés, dans les Leclerc qui quadrillent la France comme les voies romaines quadrillaient la vieille Gaule, on a pas vendu que des pâtes alimentaires et du papier hygiénique ces deux derniers mois :
le papier imprimé, les livres se sont vendus par milliers.
Nous avons survécu à la fermeture administrative en mettant en place des actions dont les noms d’origine anglo-saxonne (comme le grand méchant Ama.-.) sont :
drive, pick and go, emails, web, Facebook, blog…
Des noms d’origine française comme : prêt bancaire, report d’échéance, subvention, nous aideront-ils à passer ce cap difficile ?
Sais-tu, Ô Lecteur mon ami, que je consacre l’essentiel de mon temps à la librairie ?
Sais-tu que je ne me rends presque jamais au cinéma ? Au théâtre ? Dans des expositions ?
Sais-tu que les festivals que je fréquente sont littéraires ? Que je ne me ruine pas en places de concerts ? Tout ça pour ça ???
Et dire que les bains de mer sont interdits jusqu’à nouvel ordre…
La baleine que je suis en avale ses fanons de dépit !
C’est quoi ce monde ? Qu’en avons nous fait ?
Je te le dis, Ô Lecteur mon ami, j’aime pas ça !
La maladie, j’aime pas ça. Le confinement non plus.
Fermer la librairie, j’aime pas ça. Rester à la maison non plus.
Ne pas embrasser mes vieux parents, j’aime pas ça. Et mes amis ? Non plus.
Ouvrir la librairie avec un masque, j’aime pas ça. Et le plexi non plus.
Mais on est chez Eureka Street bordel !
Alors on va faire tout ce qu’on peut pour y arriver :
tisser et retisser des liens avec toi, Ô Lecteur mon ami, malgré les masques ;
t’accueillir le plus chaleureusement possible malgré les gestes barrière ;
te donner à découvrir des auteurs, des textes, des éditeurs qui font la richesse de ce métier.
Un libraire ne sert à rien.
Il peut bien vendre un guide de voyage et ne jamais partir en vacances.
Il peut bien vendre un polar sanglant et tourner de l’œil à la moindre coupure.
Il peut bien vendre un manuel de cancérologie et fumer comme un pompier.
Mais tu te vois, toi, vivre sans libraire ?
Sans concert ?
Sans …
Allez, à lundi.
Pierre.